Je me tiens, là, comme happée par cette toile. Mille cinq cent vingt. Il y a donc sept cents ans que Titien a révolutionné la tradition du portrait avec ce tableau. À la main droite, un gant en cuir, accessoire des gentilshommes les mieux nés de l’époque. Son index droit attire mon attention : la bague imposante témoigne de l’opulence du propriétaire.
C’est donc là que tout s’était joué. Titien avait eu l’audace de donner au gant plus d’importance qu’au sujet, de le rendre omniprésent, d’en faire un personnage à part entière. Quel culot !
Je me demande si Titien aurait pu seulement imaginer que sept-cent ans plus tard, son tableau serait admiré par tant de monde, moi y compris.
Plongé dans mes pensées, j’en ai presque oublié mon rendez-vous avec Michel que je devais retrouver à 16h20 au Palais de la Découverte.
Je me mis en route, désolée d’avoir à interrompre mon monologue intérieur.
Une fois arrivée devant la bouche du métro, j’ouvre mon portefeuille pour sortir mon Pass Navigo.
– Bonjour Madame, me dit un jeune homme a l’air un peu négligé. Vous savez quelle heure il est ?
– 15h40, répondis-je après avoir regardé ma montre.
Je m’avance au portique, valide mon passe Navigo et me dirige vers le quai.
La rame arrive vite et le bruit devient assourdissant.
Je sors mon livre, le range. J’ai plutôt envie de rêvasser. Laisser courir mon imagination. Écouter le monde qui bat.
Je constate qu’autour de moi les gens vaquent à leurs occupations habituelles : certains lisent, d’autres écoutent de la musique, d’autres dorment. Tout le monde semble las.
Ah les trajets en métro ! Je me promets pour la millième fois qu’on ne m’y reprendra plus. Elle a bien raison Anne Hidalgo. Le vélo, il n’y a que celle-là de vrai ! Ah bas le bruit, les têtes des gens désespérés, la misère qui saute aux yeux, les odeurs, la pénombre et les néons blafards.
L’homme au gant aurait-il supporté cela ? Se disait-il la même chose lors de ses longs trajets en calèche ? Cela ne devrait guère être plus confortable. Rêvait-il lui aussi d’un ailleurs ?
Eh bien moi, oui. J’en ai assez de cette vie. C’est décidé. Aujourd’hui je dis à Michel que je veux quitter Paris. Il me suit, il ne me suit pas, je m’en moque. On arrête de tergiverser. On passe à l’action.
Et pourquoi dis-je « on » tout à coup ? Suis-je comme les autres ? Ai-je besoin de l’assentiment d’un homme pour prendre une décision majeure dans ma vie ?
Ma fille, il est temps de te ressaisir. Je sors du métro en me jurant que c’est la dernière fois que j’y mets les pieds.
Dehors le soleil brille. Ma vie d’après a commencé. J’en ai la certitude.
Gant ou pas. Bague ou pas. Tout est possible.
Une fiction imaginée par Caroline T., participante à l'atelier d'écriture à la manière de Sophie Calle, animé par Jérémy Bracone, suite à une filature en extérieur en mars 2022.