A 33 ans, j’ai fait ma crise de la quarantaine. Marre de ce boulot de merde, marre des reproches de ma femme : « Je passe mes journées à t’attendre… T’es jamais là… Et quand t’es là, t’es trop fatigué pour sortir, trop fatigué pour parler, trop fatigué pour baiser. » Entre les trop de et les pas assez, je n’en pouvais plus. Alors j’ai tout largué, ma femme, d’abord, puis le boulot, bien décidé à changer de vie.
Au bout de trois mois de chômage et de vaines recherches, j’ai compris que pour un ex flic, le choix était limité. C’était garde du corps ou détective privé. Agent de sécurité, j’ai écarté d’office. J’avais été inspecteur et pas des plus mauvais… alors jouer les gros bras à l’entrée d ‘une discothèque ou d’un supermarché, très peu pour moi. Par contre, garde du corps ou, tu penses Kevin Costner, Whitney Houston, et tu te vois au générique du film. Mais Metz ce n’est pas Hollywood. Alors, il y a quatre ans, j’ai monté ma propre agence de détective privé. Je m’en sors plutôt bien.
J’attends mon rendez-vous de 17h, position relax, les pieds sur le bureau. Il a du retard. Mais les filatures, les planques, ont le mérite de t’apprendre la patience. Le soleil me caresse la nuque. Je ferme les yeux, douce somnolence, rêverie : ….elle entrerait sans frapper, vêtue de soie noire, toute en jambes, lèvres sensuelles dessinées au rouge baiser, la poitrine haute…
Sonnerie de l’interphone. Je rectifie la position. La porte s’ouvre. C’est mon client, la cinquantaine bien entretenue, tennis ou golf, costume Armani, teint artificiellement hâlé, mains manucurées, rasé de près. Il s’assoit à l’extrême bord du fauteuil, les pieds bien à plat sur le sol comme s’il s’apprêtait à se lever.
– Que puis-je faire pour vous, Monsieur Duval ?
Il déglutit, souffle un grand coup et dit d’une voix précipitée :
– Vous pourriez… ? J’ai pensé que …Je…enfin. Il se mord les lèvres, hésite et lâche en me tendant une photo :
– C’est ma femme …
Je l’écoute d’une oreille distraite en contemplant le portrait de la jolie pouliche. L’histoire, je la connais, un classique : la nana, vingt de moins, rencontrée via un site de rencontre, le coup de foudre, et la boite de viagra dans le tiroir de la commode…
– Voilà, je pars en voyage d’affaires. Je serai absent une semaine. Je veux un rapport détaillé sur ses activités et ses rencontres. Bref, vous ne la quittez pas des yeux.
Mercredi 23 Mars. Je planque devant le 15 rue de Queuleu. 14h44, la cible sort de chez elle. Je la prends en filature. Elle marche en ondulant dans sa longue jupe rouille et or, aussi fluide que du sable chaud coulant entre les doigts. Son blouson de cuir noir affine sa taille et ses Docs Martens cadence son pas. On arrive place Saint Jacques. Premier arrêt, la boutique Comtesse Du Barry. Elle achète et paye en liquide, foie gras, caviar, deux bouteilles de champagne. Pas bon, tout ça. Pour le mari, s’entend. Elle repart par la rue des Clercs, regarde les vitrines, ralentit parfois le pas mais ne s’arrête pas. Elle entre dans les Galeries Lafayette, déambule dans les rayons, dans les étages, essaye des lunettes de soleil, se parfume au n°5 de Chanel.
16h. Elle ressort et va s’attabler en terrasse. Tant mieux, je commençais à avoir soif. Je m’assois deux tables derrière elle, légèrement en diagonale. Voir sans être vu, je maîtrise. Elle prend ses aises, commande un diabolo menthe et se concentre sur son smartphone. J’en fais de même devant un demi. Elle est fixée, pas de risque de la perdre. C’est le moment d’en profiter pour me connecter à Tinder et mettre à jour mon profil. Tu connais la chanson. Plus tu es actif, plus tu remontes dans les résultats et plus tu as des chances d’être liké. Sans me vanter, dans le genre latin lover revisité hipster chic, j’assure.
Je fais défiler l’offre. Des yeux qui pétillent, un sourire prometteur, une silhouette élancée, des seins en pomme, pas trop gros, je like. Des kilos en trop, je dislike. Je swipe comme je respire. Mon propre score n’est pas mal non plus. Soirées torrides en perspective !
Non, j’y crois pas. C’est ma cible, c’est elle qui vient de me liker. J’ose… J’ose pas….temps mort.
Et puis MATCH !
Une fiction imaginée par Joëlle, participante à l'atelier d'écriture à la manière de Sophie Calle, animé par Jérémy Bracone, suite à une filature en extérieur en mars 2022.