10h31, Vendredi
Il a des cheveux blancs dans le cou, des petites lunettes rondes cerclées de métal, un blouson avec des pins accrochés. En fait de pins, ce sont des capsules de bière. Des bières allemandes. Il attend le car. Une dame qui est assise dans l’abribus lui demande l’heure. Surpris, il la regarde puis hèle un homme qui passe par là et lui demande l’heure. 10h31 lui répond ce dernier. 10h31 dit-il alors à la dame. Avec le changement d’horaire, je ne sais plus quelle heure il est .
– Moi aussi » dit la dame en se roulant une cigarette, le chien m’a réveillé ce matin à 8h00, il faisait déjà jour. D’habitude il me réveille à 6h00.
-En fait, je vis à l’heure solaire. Depuis très longtemps. Depuis 78. Depuis que Giscard a pris cette mesure idiote pour soi-disant faire des économies de pétrole.
-Vous avez raison, c’est complètement antinaturel. Et puis, si on veut faire des économies de pétrole, il faut prendre le bus.
– Comprenez-moi bien, quand je dis que je vis à l’heure solaire, je veux dire que je règle ma vie en fonction du soleil.
-Oui, j’ai bien compris, vous vivez comme les poules.
-C’est ça, je me réveille avec le soleil et je me couche quand il se couche. L’été je me réveille à 5h du matin et l’hiver à 8-9h.
Le car arrive. Ils montent tous les deux. La dame se colle la cigarette derrière l’oreille et lui demande :
-Vous habitez à Montigny ?
-Là, je vais dans ma cabane d’été que j’ai aménagé dans un jardin ouvrier.
-Monsieur prend ses quartiers d’été. Quel train de vie !
-Dans la vie, il ne faut rien se refuser, ma belle dame. Ma cambuse, c’est la plus belle des cambuses, vous voulez la voir ?
Elle ne répond pas.
-J’ai préparé une salade de pissenlits avec œufs durs et lardons. Ça vous dit ?
-Si vous avez une petite bouteille de rosé bien fraîche, je ne dis pas non, dit la dame en riant.
Elle l’avait écouté tout du long raconter son histoire et cela lui avait plu. Elle avait trouvé le bonhomme plus que sympathique, elle lui avait trouvé l’air d’un prince, un prince de la cloche et de la débrouille. Surtout, elle était curieuse de voir sa cabane et puis, elle ne pouvait résister à une salade de pissenlits. Ça faisait tellement longtemps qu’elle n’en avait pas mangé. Une salade de pissenlits, ça a un goût d’enfance.
Arrivé à la cabane, il lui explique qu’il passe là tout l’été sans électricité, juste un butagaz pour cuisiner, l’eau de pluie de la citerne, les légumes du jardin. « Il y a plein de petits lacs dans le coin, de temps en temps, je vais à la pêche. »
Elle fait le tour de la cabane, voit qu’il y a une guitare et des tas de photos accrochées. Il lui explique qu’il avait un groupe de rock, que ce sont ses potes sur les photos. Que de temps en temps, ils viennent dans sa cabane et qu’ils jouent de la musique en acoustique. « Ça me rassure, dit-elle, vous ne vivez pas complètement comme un ermite. Ceci dit, j’ai bien l’impression que le plus souvent, vous êtes seul, comme Robinson sur son île. Si vous voulez bien, je serai Vendredi le temps de quelques jours, disons jusqu’à Dimanche prochain.»
Il ne dit rien mais ne dit pas non.
Une fiction imaginée par Emmanuel, participant à l'atelier d'écriture à la manière de Sophie Calle, animé par Jérémy Bracone, suite à une filature en extérieur en mars 2022.